Hervé Thiard (Pictet AM France) : l’œil de l’investisseur actif

22/04/2024 - source : Profession CGP

Hausse des taux d’intérêt, inflation, crises géopolitiques… Ces derniers mois, les marchés ont subitement basculé dans un tout autre environnement. Hervé Thiard, directeur général de Pictet AM France qui fête cette année le vingtième anniversaire de l’ouverture du bureau parisien, nous livre sa lecture du contexte actuel et ses convictions d’investissement.

Profession CGP : Quel regard portez-vous sur l’environnement de marché actuel ?

Hervé Thiard : D’un point de vue global, notre monde a fondamentalement changé. La géopolitique est revenue sur le devant de la scène. La guerre froide était une période d’équilibre stable, puis la chute du mur de Berlin a sonné la victoire de la globalisation et l’a accélérée, une période faste pour les marchés financiers. Au fur et à mesure, le prix de l’ensemble des biens et services n’a fait que baisser, tout comme les taux d’intérêt. Outre cette stabilité politique, les marchés ont aussi été portés, depuis la chute de Lehman Brothers en 2008, par l’interventionnisme des banques centrales qui tempéraient chaque problème qui pouvait survenir. L’époque de « La fin heureuse des banques centrales » est désormais révolue ! Aujourd’hui, des conflits localisés sont en cours, entraînant de possibles ruptures de la chaîne de production internationale. Le géopolitique est devenu un paramètre de plus en plus important qu’on ne peut laisser de côté sans pour autant s’inquiéter outre mesure. Ainsi, la globalisation recule, à l’image de l’arrêt des transferts de brevets entre la Chine et les Etats-Unis, et se matérialise par la recherche d’indépendance dans des secteurs stratégiques, tandis que la crise sanitaire a révélé les fragilités de nos économies. Aussi, nous faisons face au défi environnemental, ce qui entraîne des dépenses sur le long terme et augmente les prix. L’inflation a également fait son retour. Les banques centrales ont cessé leurs politiques interventionnistes à tous crins et concentrent désormais leurs actions sur la lutte contre l’inflation, laquelle pourrait créer des problèmes politiques et sociaux aigus. C’est la fin de l’argent pas cher. Les investisseurs ont dû s’adapter. Le retour vers les produits de taux a été violent. Du côté des marchés actions, ils sont devenus plus sélectifs et se sont concentrés sur les valeurs qui emploient bien leurs capitaux, à la croissance visible, de qualité et très innovantes.

 

Quelles sont vos convictions d’investissement ?

L’année 2024 sera une année de croissance molle, mais avec de bonnes surprises venues d’outre-Atlantique. Aux Etats-Unis, la croissance du PIB s’élève à 2 % au premier trimestre en rythme annuel, ce qui reste faible, mais réel. Les indicateurs avancés démontrent que la confiance des entreprises et des consommateurs est bonne, même si l’inflation reste élevée dans le secteur des services. Les entreprises s’attendent, notamment, à une augmentation de leurs ventes, à une amélioration du contexte économique, tout comme des conditions de prêt. D’ailleurs, il faut souligner que, contrairement à la Chine et à l’Europe, les Etats-Unis ne subissent pas les tensions sur les prix du pétrole et du gaz qui sont nées du conflit en Ukraine. Les Américains ont l’énorme atout d’avoir su construire leur propre autosuffisance énergétique !

La Bourse américaine reste notre priorité, et en particulier les grandes valeurs technologiques, même si elles ont bien performé récemment. Ces grandes valeurs attirent les flux et ont la confiance des investisseurs. Elles financent ainsi, à moindre coût, leurs investissements en R&D, ce qui leur permet de fortifier leur position dominante, tandis que leur valorisation s’appuie sur leur capacité à innover. Par exemple, une valeur comme Nvidia dispose de barrières à l’entrée très élevées. Big is beautiful et, à quelques rares exceptions près, nous ne croyons pas au rattrapage des petites et moyennes valeurs dans ce domaine de la Tech.

En Europe, la croissance sera molle. Elle sera de 0,2 % en France, voire nulle. L’Allemagne est, quant à elle, en difficulté, notamment eu égard à sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Longtemps, l’Allemagne a basé son économie sur une énergie bon marché, en particulier le gaz russe. Son adaptation au nouvel ordre mondial demande du temps. En Europe, nous misons ainsi sur quelques leaders mondiaux, en particulier dans le luxe et la pharmacie. Le Japon est un cas intéressant que nous appréhendons mieux depuis un peu plus d’un an. Le pays a retrouvé la voie de la croissance depuis quatre ans (2,3 % l’an passé par exemple).

La confiance est de retour, ce qui est excellent pour le marché. Or les valorisations demeurent faibles, tout comme le yen, ainsi que les taux d’intérêt qui sont toujours négatifs, ce alors que l’inflation s’est un peu relevée. Les entreprises japonaises ont triplé leurs profits depuis les années 1980 grâce à des restructurations, mais aussi avec la volonté de mieux servir leurs actionnaires via des dividendes en hausse et des programmes de rachats d’actions. Elles sont également dotées d’une trésorerie excédentaire.

Nous estimons qu’une période s’ouvre pour le retour des investisseurs étrangers qui avaient fui ce marché depuis vingt ans et qui sont encore peu présents (seulement un tiers par rapport à la période pré-Covid). Le Japon est aussi un bon moyen de jouer la reprise de l’Asie et la croissance chinoise, sans y être exposé directement.

Quant à la Chine, c’est un marché plus compliqué sur lequel il convient d’être flexible. Il est toutefois nécessaire d’y être exposé, car il s’agit de la deuxième économie mondiale, en passe de devenir la première. Le contexte y est plus complexe, car l’accès au crédit va être durci. Des programmes d’austérité devraient être menés dans certaines provinces.

En effet, les réalités sont diverses dans ce grand pays : plusieurs provinces sont endettées à des niveaux devenus insoutenables, ce qui va découler sur une réduction des dépenses assez drastique. Cela devrait pénaliser, notamment, les dépenses d’infrastructures et peser sur la croissance du pays. Celle-ci pourrait donc être inférieure aux 5 % annoncés par le gouvernement, mais demeurera forte comparée aux pays développés. Si les marchés actions sont arrivés à un niveau extrêmement faible donc hyper-attractifs, il convient de se positionner progressivement.

 

Quelles thématiques d’investissement privilégiez-vous ?

Il est clair que la croissance économique mondiale ne va pas être tirée par la consommation des ménages. Comme indiqué précédemment, nous misons sur la technologie aux US et dans sa globalité, donc également les valeurs biotechnologiques. Les biotechs sont une source d’innovation et leurs valorisations ont beaucoup reculé ces trois dernières années.

Or, passé la période Covid durant laquelle une grande partie de la recherche s’est concentrée autour du vaccin, de nouveaux traitements sont régulièrement approuvés et nous assistons au retour des opérations de fusion-acquisition. Ce sont ces dernières qui donnent un éclairage sur la valorisation des entreprises du secteur. Conséquence : le marché se recale sur ces valeurs.

Par ailleurs, l’environnement et la biodiversité sont devenus des thèmes puissants d’investissement à long terme. De même, la réindustrialisation est une réalité aux Etats-Unis, tandis qu’en Europe, beaucoup de capitaux sont actuellement déployés sur la production locale d’énergie (éolien, solaire, nucléaire), mais aussi l’efficacité énergétique.

 

Et concernant le marché des taux ?

Aujourd’hui, pour obtenir un rendement plus élevé, il n’existe pas d’autre solution que d’accepter de prendre plus de risque. Actuellement, la courbe des taux est inversée : les solutions short duration sont attractives, mais leur utilité dans le temps reste limitée. Nous orientons donc nos investisseurs vers le High Yield européen à moyen terme (trois à cinq ans) et la dette des pays émergents. En effet, nous privilégions le haut rendement à moyen terme car, en cas de hausse des taux, d’augmentation du taux de défaut ou d’événement imprévu, le risque sera ténu. Du côté des émergents, nous privilégions la dette émise en monnaie locale dans la perspective d’une revalorisation rapide des devises émergentes.

 

Quel est actuellement le comportement des investisseurs ?

On note un retour général vers les valeurs dites sûres, ce qui s’est traduit, par exemple, par une hausse du franc suisse, une hausse du cours de l’or ou encore la belle performance des marchés développés, notamment américain. Mais selon leur typologie, le comportement des investisseurs diverge. L’épargnant a une perception différente de l’investissement de celle de l’investisseur institutionnel. Il se montre aujourd’hui beaucoup plus prudent. En France, les particuliers restent attentistes, face à des marchés actions considérés comme chers. Même si le chômage reste faible, ils doutent des performances de l’économie française en raison de la hausse des prix ou encore des difficultés sur le marché immobilier. Ils s’orientent donc vers des solutions sécurisées comme les livrets, les fonds à échéance ou encore le fonds en euro. Néanmoins, les épargnants devraient se montrer plus offensifs dans les prochains mois car, du côté des conseillers en investissements, nous sentons que ça bouge. Alors que les attentes de résultats des entreprises sont au maximum, en cas de déception, ils pourraient profiter d’un creux pour orienter leurs clients vers des actifs plus risqués. Aujourd’hui, le gros challenge des distributeurs est de matcher les placements de leurs clients à leur horizon d’investissement, quel que soit leur âge. Il existe encore beaucoup de pédagogie à faire auprès des clients finaux pour qu’ils acceptent de prendre des risques plus élevés, en ligne avec leur horizon de gestion souvent très long.

Du côté des investisseurs institutionnels, on est plus optimiste, grâce aux espoirs de performances liés à la révolution industrielle qu’est l’intelligence artificielle. Celle-ci devrait générer des gains de productivité énormes, dont on n’a pas encore vu le bout, dans pratiquement tous les secteurs d’activité… Sur ce point, avant de viser les biens et services qui intégreront le mieux l’IA dans le futur, nous préférons nous orienter d’abord vers les « pelles et les pioches », à savoir le Cloud, les semi-conducteurs, les nouveaux logiciels…

On note aussi que les investisseurs, particuliers ou institutionnels, souhaitent davantage être proches de ce dans quoi ils investissent, ce qui se traduit par un intérêt croissance pour les actifs privés, dette ou Private Equity.

 

Pictet fête cette année ses vingt années de présence en France. Où en êtes-vous de votre développement ?

Nous sommes en effet présents à Paris depuis vingt ans cette année., A fin février, nos encours s’élevaient à 10,2 milliards d’euros, principalement des fonds actions, en particulier thématiques. Nos cinq premiers produits, qui représentent 50 % de nos stocks, sont Pictet-Global Megatrend Selection, Pictet-Security, Pictet-Water, Pictet-Clean Energy et Pictet-Global Environmental Opportunities ; puis viennent des solutions de dette émergente en devise locale. Cette domination des actions dans nos encours nous rend atypique et témoigne de l’appétit croissant des investisseurs pour les fonds thématiques innovants au cours des dix dernières années. Pictet AM en France, c’est aujourd’hui douze personnes dédiées à la distribution de nos solutions d’investissement. Notre taille est comparable à celle des bureaux allemand et espagnol, derrière l’Italie, grand marché d’architecture ouverte.

 

Quel regard portez-vous sur vos vingt années à la tête du bureau de Pictet en France ?

En vingt ans, notre industrie a profondément évolué, notamment grâce au Web et à l’utilisation de la data à grande échelle. Le marché français est très sophistiqué. Les investisseurs n’hésitent pas à investir dans des solutions complexes comme les fonds long/short. Nos fonds Pictet TR-Corto Europe ou Pictet TR-Atlas, ont rencontré un franc succès, aidé par la baisse générale des rendements obligataires. Pour les produits de performance absolue, 2024 devrait d’ailleurs être une bonne année, en comparaison avec des taux obligataires inertes, voire déclinants. Notre objectif sur la gestion long/short est d’obtenir des rendements de 6 à 10 % selon le risque du produit, et c’est bien parti.

La France est un marché fantastique car très inventif et sophistiqué. Les acteurs locaux produisent des gestions de très grande qualité dans toutes les classes d’actifs, avec un écosystème où les grandes sociétés de gestion, très présentes à l’international, et les boutiques indépendantes se développent dans une concurrence stimulante. Le marché du Private Equity est également immense.

La qualité des acteurs de l’industrie de la gestion se nourrit de la diversité des approches des différents spécialistes de la distribution : conseillers indépendants, réseaux salariés d’assurance et de banques, institutionnels de différentes tailles… La stimulation est extraordinaire, car permanente, que ce soit au niveau des asset managers que des distributeurs.

 

De quelle façon avez-vous abordé le marché français ?

Nous avons démarré notre activité d’abord sur le marché des institutionnels et des multigérants, notamment avec nos fonds d’actions et de dettes émergentes. Notre marque étant peu connue, ces acteurs nous ont adoptés sur la base de nos process et de nos performances. Puis, à mesure que la marque Pictet a gagné en visibilité, nous nous sommes orientés vers les banques et réseaux d’assurance qui, eux sont orientés vers les particuliers. Ce n’est qu’il y a cinq ans que nous avons vraiment développé le marché des CGP, qui se sont très vite approprié les fonds thématiques, car ils y ont vu de l’intérêt en termes de performances et de contenu pour entretenir le dialogue avec leurs clients. Ils ont rapidement été suivis par les institutionnels ayant des enjeux environnementaux et de santé, en particulier les assureurs et les institutions de prévoyance.

Aujourd’hui, notre passif est bien équilibré. 50 % de nos encours proviennent ainsi de clients particuliers conseillés. Notre position sur le marché est plus robuste car moins soumise aux réallocations parfois brutales des grands investisseurs de type fonds de fonds ou gérants de mandats.

 

Quels sont vos objectifs ?

Si notre marque est aujourd’hui bien établie et reconnue auprès des prescripteurs, nous souhaitons encore la développer auprès des clients finaux, ce par le biais des CGP et des réseaux de bancassurance. Pour cela, nous les accompagnons en leur confectionnant des solutions prêtes à l’emploi : informations produits, discours commerciaux, podcasts, entre autres, tout en animant régulièrement ces distributeurs sur le terrain.

A terme, nous voulons être un lieu unique où nos investisseurs trouvent de la qualité, quelle que soit la classe d’actifs dans laquelle ils souhaitent investir. Nous souhaitons sortir de notre image restrictive de gérant thématique qui, c’est vrai, a été un formidable moteur de croissance sur le marché français. Cette ambition commence à prendre forme, puisque nous avons récemment été sélectionnés par amSelect, la plate-forme de délégation de gestion (« sub-advisory ») de BNP Paribas Asset Management, pour la gestion d’un fonds diversifié et flexible. Outre les thématiques et la gestion long-short, nos clients français trouvent également chez nous des fonds de qualité dans le domaine du crédit ou encore des fonds d’actions régionales, domaine dans lequel nous disposons d’expertises historiques, par exemple sur le Japon (trente ans) ou la Chine (vingt ans).

Notre offre ne se limite pas à la gestion d’actifs cotés. Notre groupe opère sur le marché du non-coté depuis plus de trente ans et compte 30 milliards d’euros d’actifs sous gestion. Il y a encore peu de temps, ces solutions n’étaient pas commercialisées en dehors du groupe. Aujourd’hui, nous les proposons à nos partenaires. Nos expertises sont multiples : co-investissement global, dette privée, Private Equity européen, distressed debt… Ici aussi, notre distribution se veut diversifiée, aussi bien auprès des institutionnels qu’auprès de clients avertis via des Family Offices, des CGP et des banques privées. Nous commençons à nous faire un nom, et nous comptons sur la réglementation Eltif 2 pour pouvoir adresser plus d’investisseurs plus rapidement. Dans les prochaines années, la banalisation du Private Equity va se poursuivre et les clients vont s’habituer à voir leur poche de non-coté progresser et s’élargir.

 

Ne craignez-vous pas la concurrence des ETF et la pression sur les frais ?

Les ETF illustrent bien l’évolution de notre industrie. Mais attention à ce que cela ne nuise pas au lien vertueux qui associe l’investisseur à l’entreprise. La gestion active, qui demande du temps et de l’intelligence humaine, permet de générer de la performance en favorisant les sociétés les plus utiles à l’économie, et surtout d’engager un dialogue actif avec elles en particulier sur les sujets ESG. Les ETF ne semblent pas permettre cela. Ils ne sont pas capables de canaliser les investissements vers les entreprises les plus utiles et les plus prometteuses. Les investisseurs en ont bien conscience. L’apport d’une certaine dose de gestion active au sein des ETF est une solution sur laquelle planchent les grands acteurs de l’industrie. A suivre…